I N T O N A T I O N  (3)

Premiers buits avant sortie de La jeune fille de l'eau (2006) de M. Night Shyamalan.

Pour s'abasourdir d'un jeu d'eau d'été

par GILLES GRAND



NHEn guise de célébration du centenaire d’une série d’inventions profitables au cinéma sonore, la chronique « Intonation » marque un temps pour anticiper la sortie prochaine de La Jeune fille de l’eau (Lady in the Water, 23 août). Où l’hommage aux précurseurs d’un art qui sonne passe par l’auscultation des films précédents de Shyamalan, afin de mieux entendre celui à venir.
Prochaine étape, le Miami Vice de Michael Mann, dans lequel les balles promettent de tracer plus vite que les véhicules.


« Vous ne cherchez pas un nageur doué en natation synchronisée ? », demande l’homme dont on ne sait rien à une jeune femme, agent sportif, assise à ses côtés dans un train, avant de lâcher sur un air anodin : « J’ai peur de l’eau. » Dans Incassable (décembre 2000, rare sortie non-estivale), ces quelques mots de Bruce Willis annonçaient avec humour une source d’effroi indispensable à tous les contes d’été de M. Night Shyamalan, et à coup sûr fondamentale dans le prochain. Une Lady sortira d’une eau toujours prélevée jusqu’ici dans le fleuve Styx, celui de la mythologie grecque, ou celui de la Divine comédie de Dante, à moins que ce ne soit la rivière Sanzu du Boudhisme, en tous les cas d’un flux lié à l’épouvantable mort.

7. Aucun doute à ce sujet, un film de Night débute là où d’autres finissent. Une disparition est à assumer en ± 100 minutes : le suicide d’un ancien patient dans Sixième sens (1999), les victimes de trois attentats dans Incassable (2000), la mère de famille dont le deuil est repoussé à la fin de Signes (2002) dans l’attente d’un geste similaire à une prouesse de 1997, et en 1897 (énigme des dates) un enfant de sept ans victime de l’enfermement imposé par les anciens, dans Le Village (2004). Dès les prémices, la question d’une re-naissance doit hanter le spectateur afin de provoquer l’attention à toutes les hypothèses énoncées durant l’odyssée. Le film est métamorphosé en une sorte de couveuse au sein de laquelle l’accès à la vie se révèle étrangement contrarié.

6. Avant d’éclater de rire, Shy laisse entendre dans un des bonus du DVD de Signes : « C’était la sixième prise. Ce chiffre a... pour moi... une signification particulière. » Né le 6 août 1970 en Inde, l’auteur-réalisateur-producteur sis à Philadelphie jouit d’une reconnaissance internationale depuis la sortie de Sixième Sens. Stimulé par ses deux dernières livraisons et son attachement au chiffre 6, sautons en arrière d’un siècle. En 1906, l’ouïe est devenue essentielle dans une salle de cinéma grâce à quelques manipulations distinctes et contradictoires de l’air. Un excès et une suppression donneront paradoxalement les premiers principes de l’amplification des sons.
La parenté avec les inventeurs de la première heure se confirme depuis 2002 avec l’apparition aux génériques de Shyamalan de la post-production sonore d’ILM (Industrial Light & Magic), innovante et percutante extension de la LucasFilm Company. Il y a 100 ans, la machine d’Eugène Augustin Lauste, tout-en-un (une caméra sonore ?), résolvait la complexité du “chronophone” de Léon Gaumont. Au même moment réussissent les premières expérimentations de Réginald Fessenden pour la captation des sons sans fil. L’apparition de l’électronique s’annonce avec un “Audion” de Lee de Forest, obtenu sous vide d’air contrariant “L’Elgéphone”, amplification naissante des sons par air comprimé. Les lampes faibles, l’abondance des courroies ou fils, l’absence d’amplification imposaient la proximité. 1906 marque les premières libertés où le hors-champ s’ouvre au plus large. Si l’artiste doit se maintenir au plus près, l’histoire des outils de l’art est celle d’une modification de l’écart. Faudrait-il toujours apprécier la distance pour mieux mesurer l’estime ?
Aujourd’hui, ILM peaufine une profondeur assourdissante ou diaphane, une proximité ciselée ou tonitruante. Dans Signes, c’est l’inquiétude d’un homme seul la nuit dans un champ de maïs, inquiétude devenue crainte en devinant une présence, angoisse sursautante à l’approche de l’inouï, affolement enfin lorsqu’une forme donne corps à ces agitations. Shy le certifie en bonus du Village : « Dans la plupart de mes films, toutes les suggestions menaçantes sont révélées par les sons... Aussi... tout cela, c’est... ce sont mes effets spéciaux. » Plus délicats à percevoir sont les décadrages audio, quand la chute d’un bloc de terre fait croire à celle de l’héroïne et plus tard, par omission, lorsque la créature s’échoue presque sans bruit dans le même piège, suivie ensuite d’un plateau lâché sur le sol afin de rejouer la disparition. Il s’agit ici de ne rien perdre d’un découpage dense où, entre autres résolutions, s’entend en quelques mots la déraison coupable des animaux dépiautés.

5. « S’ils pouvaient donner 5% d’émotion en plus... 5% d’amour en plus et on y est. » Dans un autre bonus de Signes, M. propose dans un sourire une indication pour

 

l’orchestre. Une voix amplifiée répète : « 5% d’amour en plus, c’est la consigne ! » Eclat de rire. Non loin, deux quinquagénaires nés à Los Angeles figurent au générique des cinq dernières productions : James Newton Howard pour les musiques et le très actif Shawn Murphy pour le mixage de l’orchestre.
Shyamalan a l’ouïe fine, des attentes précises, une musique principalement orchestrale, ainsi que l’exigence d’éviter le déjà-entendu de ses collaborateurs. Premier spectateur, il cherche l’étrange au sein d’un excès de clichés à l’américaine. Tout ceci n’empêche pas une emphase musicale parfois éprouvante, surtout si l’on n’a pas choisi une grosse cylindrée pour se garer dans un drive-in. Ajoutez à cela des effets sonores savamment déployés, et l’on peut admettre que puisse nous submerger autant de subtilité contrariée par autant d’efficacité.

4. En 2004, quasi simultanément au Village sortait Collateral de Michael Mann (autre habitué des lancements estivaux) sous la responsabilité du même compositeur. La promesse de ne pas recommencer était alors donnée par un professionnel de la musique exténué par les cumuls. C’est à Mann de trouver une parade.
Car, Howard, l’homme aux ± 4 films par an, s’il imite des genres reconnus ou des prédécesseurs fameux - jusqu’à parodier Bernard Herrmann pour Signes - a su insuffler quelques motifs particuliers à travers les cinq partitions philadelphiennes. On pourrait identifier d’un film à l’autre la matrice dans laquelle il puise afin de favoriser des effets comparables aux apparitions colorées, aux griffures ou à l’indispensable poignée de porte. Sans simuler une analyse qui nécessiterait l’observation du matériel d’orchestre, on peut noter la présence de motifs courts aptes aux répétitions et aux variations, en renversement ou en miroir. Cette très ancienne technique est simplifiée en atomes serviables et reconnaissables où l’on retrouve une préférence pour les successions en demi-ton, un dépliage de l’orchestration prenant appui sur les bruits prévisibles de l’action, et des résolutions en opposition de timbre, violons et piano, cordes et percussions, frottement et choc. Même la chaîne à laquelle est suspendu le costume de la créature du Village interprète en grinçant son demi-ton.

3. Toutes les possibilités vocales se confrontent à l’orchestre, jusqu’aux plaintes, souffles, râles, etc. Seul un chœur, déjà esquissé artificiellement dans Sixième sens, manquait à ces partitions. Le site soundtrack.net/ montre en images l’enregistrement des musiques lors de la finalisation de La Jeune Fille de l’eau. Dirigée durant deux jours par Grant Gershon, la Los Angeles Master Chorale - où 60 personnes deviendront 180 par les prodiges du numérique - est en accord avec les profondeurs d’où émergera la jeune fille. La musique vocale est indispensable au cinéma subaquatique, réécoutez Abyss (1989), Sphère (1998), A. I. (2001). En bande-annonce, les voix de femmes se déploient sur quelques notes, puis deviennent largement agitées lors du plongeon dans « le monde bleu ». Entre temps, la sirène est apparue, après les mots répétés « Hé, je t’ai vu ! » Shy a le sens de l’humour d’un enfant.

2. Le placement des voix parlées prend de même tout son sens dans le découpage des films. Les distinctions entre projeté ou susurré, profond ou délesté qualifient des intonations susceptibles de se prolonger en décadrages ou autres constructions à contretemps. Dans Le Village, une voix hors-champ introduit la fable, tandis que la succession des plans lui rend sa place initiale de porte-parole à une table. Le montage asynchrone, son et image, tout comme l’errance préméditée des dialogues, façonne les continuités, lisse les discontinuités, et renforce les circularités.

1. A ce jeu où tout semble lié, dans une région de Philadelphie où rien n’échappe à la vigilance de notre virtuose, il pourrait ne manquer que la météorologie. Ce serait oublier que l’alternance entre chaud et froid provoque des déplacements d’air et d’eau capable de nourrir la rivière qu’il faudra traverser. Il s’agit donc de ne pas rater les éléments annonciateurs de ce que l’on nomme surnaturel.

% Parmi les éléments aqueux sous-jacents ou surgissants ne sonne réellement que le pourcentage original le plus captivant.



Soundtrack.net
Shyamalan donne des indications à l'orchestre (Soundtrack.net)

• Extraits musicaux du CD Lady in the water(Soundtrack.net)


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© jullet-août 2006 n°614 Les cahiers du cinéma