« Vous ne
cherchez pas un nageur doué en natation
synchronisée ? », demande l’homme dont on ne
sait rien à une jeune femme, agent sportif, assise à ses
côtés dans un train, avant de lâcher sur un air anodin :
« J’ai peur de l’eau. » Dans
Incassable (décembre 2000, rare sortie non-estivale), ces
quelques mots de Bruce Willis annonçaient avec humour une source
d’effroi indispensable à tous les contes
d’été de M. Night Shyamalan, et à coup
sûr fondamentale dans le prochain. Une Lady sortira
d’une eau toujours prélevée jusqu’ici dans le
fleuve Styx, celui de la mythologie grecque, ou celui de la
Divine comédie de Dante, à moins que ce ne soit la
rivière Sanzu du Boudhisme, en tous les cas d’un
flux lié à l’épouvantable mort.
7. Aucun doute à ce sujet, un film de Night
débute là où d’autres finissent. Une
disparition est à assumer en ± 100 minutes : le suicide
d’un ancien patient dans Sixième sens (1999), les
victimes de trois attentats dans Incassable (2000), la
mère de famille dont le deuil est repoussé à la fin
de Signes (2002) dans l’attente d’un geste similaire
à une prouesse de 1997, et en 1897 (énigme des dates) un
enfant de sept ans victime de l’enfermement imposé par les
anciens, dans Le Village (2004). Dès les prémices,
la question d’une re-naissance doit hanter le spectateur afin de
provoquer l’attention à toutes les hypothèses
énoncées durant l’odyssée. Le film est
métamorphosé en une sorte de couveuse au sein de laquelle
l’accès à la vie se révèle
étrangement contrarié.
6. Avant
d’éclater de rire, Shy laisse entendre dans un des bonus du
DVD de Signes : « C’était la sixième
prise. Ce chiffre a... pour moi... une signification
particulière. » Né le 6 août 1970 en Inde,
l’auteur-réalisateur-producteur sis à Philadelphie
jouit d’une reconnaissance internationale depuis la sortie de
Sixième Sens. Stimulé par ses deux dernières
livraisons et son attachement au chiffre 6, sautons en arrière
d’un siècle. En 1906, l’ouïe est devenue essentielle
dans une salle de cinéma grâce à quelques manipulations
distinctes et contradictoires de l’air. Un excès et une
suppression donneront paradoxalement les premiers principes de
l’amplification des sons. La parenté avec les
inventeurs de la première heure se confirme depuis 2002 avec
l’apparition aux génériques de Shyamalan de la
post-production sonore d’ILM (Industrial Light &
Magic), innovante et percutante extension de la LucasFilm
Company. Il y a 100 ans, la machine d’Eugène Augustin
Lauste, tout-en-un (une caméra sonore ?), résolvait
la complexité du “chronophone” de Léon
Gaumont. Au même moment réussissent les premières
expérimentations de Réginald Fessenden pour la captation
des sons sans fil. L’apparition de l’électronique
s’annonce avec un “Audion” de Lee de Forest,
obtenu sous vide d’air contrariant
“L’Elgéphone”, amplification naissante
des sons par air comprimé. Les lampes faibles, l’abondance
des courroies ou fils, l’absence d’amplification imposaient
la proximité. 1906 marque les premières libertés
où le hors-champ s’ouvre au plus large. Si l’artiste
doit se maintenir au plus près, l’histoire des outils de
l’art est celle d’une modification de l’écart.
Faudrait-il toujours apprécier la distance pour mieux mesurer
l’estime ? Aujourd’hui, ILM peaufine une
profondeur assourdissante ou diaphane, une proximité
ciselée ou tonitruante. Dans Signes, c’est
l’inquiétude d’un homme seul la nuit dans un champ de
maïs, inquiétude devenue crainte en devinant une présence,
angoisse sursautante à l’approche de l’inouï,
affolement enfin lorsqu’une forme donne corps à ces
agitations. Shy le certifie en bonus du Village : « Dans la
plupart de mes films, toutes les suggestions menaçantes sont
révélées par les sons... Aussi... tout cela,
c’est... ce sont mes effets spéciaux. » Plus
délicats à percevoir sont les décadrages audio,
quand la chute d’un bloc de terre fait croire à celle de
l’héroïne et plus tard, par omission, lorsque la
créature s’échoue presque sans bruit dans le même
piège, suivie ensuite d’un plateau lâché sur le sol
afin de rejouer la disparition. Il s’agit ici de ne rien perdre
d’un découpage dense où, entre autres
résolutions, s’entend en quelques mots la déraison
coupable des animaux dépiautés.
5. « S’ils pouvaient donner 5%
d’émotion en plus... 5% d’amour en plus et on y
est. » Dans un autre bonus de Signes, M. propose
dans un sourire une indication pour
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l’orchestre. Une voix
amplifiée répète : « 5% d’amour
en plus, c’est la consigne ! » Eclat de rire. Non
loin, deux quinquagénaires nés à Los Angeles
figurent au générique des cinq dernières
productions : James Newton Howard pour les musiques et le
très actif Shawn Murphy pour le mixage de l’orchestre.
Shyamalan a l’ouïe fine, des attentes précises, une musique
principalement orchestrale, ainsi que l’exigence
d’éviter le déjà-entendu de ses
collaborateurs. Premier spectateur, il cherche l’étrange au
sein d’un excès de clichés à
l’américaine. Tout ceci n’empêche pas une emphase
musicale parfois éprouvante, surtout si l’on n’a pas
choisi une grosse cylindrée pour se garer dans un
drive-in. Ajoutez à cela des effets sonores savamment
déployés, et l’on peut admettre que puisse nous
submerger autant de subtilité contrariée par autant
d’efficacité.
4. En 2004,
quasi simultanément au Village sortait Collateral
de Michael Mann (autre habitué des lancements estivaux) sous la
responsabilité du même compositeur. La promesse de ne pas
recommencer était alors donnée par un professionnel de la
musique exténué par les cumuls. C’est à Mann
de trouver une parade. Car, Howard, l’homme aux ± 4 films par
an, s’il imite des genres reconnus ou des
prédécesseurs fameux - jusqu’à parodier
Bernard Herrmann pour Signes - a su insuffler quelques motifs
particuliers à travers les cinq partitions philadelphiennes. On
pourrait identifier d’un film à l’autre la matrice
dans laquelle il puise afin de favoriser des effets comparables aux
apparitions colorées, aux griffures ou à
l’indispensable poignée de porte. Sans simuler une analyse
qui nécessiterait l’observation du matériel
d’orchestre, on peut noter la présence de motifs courts
aptes aux répétitions et aux variations, en renversement
ou en miroir. Cette très ancienne technique est simplifiée
en atomes serviables et reconnaissables où l’on retrouve
une préférence pour les successions en demi-ton, un
dépliage de l’orchestration prenant appui sur les bruits
prévisibles de l’action, et des résolutions en
opposition de timbre, violons et piano, cordes et percussions,
frottement et choc. Même la chaîne à laquelle est suspendu le
costume de la créature du Village interprète en
grinçant son demi-ton.
3. Toutes les
possibilités vocales se confrontent à l’orchestre,
jusqu’aux plaintes, souffles, râles, etc. Seul un chœur,
déjà esquissé artificiellement dans Sixième
sens, manquait à ces partitions. Le site soundtrack.net/
montre en images
l’enregistrement des musiques lors de la finalisation de La
Jeune Fille de l’eau. Dirigée durant deux jours par
Grant Gershon, la Los Angeles Master Chorale - où 60
personnes deviendront 180 par les prodiges du numérique - est en
accord avec les profondeurs d’où émergera la jeune
fille. La musique vocale est indispensable au cinéma
subaquatique, réécoutez Abyss (1989),
Sphère (1998), A. I. (2001). En bande-annonce, les
voix de femmes se déploient sur quelques notes, puis deviennent
largement agitées lors du plongeon dans « le monde
bleu ». Entre temps, la sirène est apparue, après
les mots répétés « Hé, je t’ai
vu ! » Shy a le sens de l’humour d’un
enfant.
2. Le placement des voix
parlées prend de même tout son sens dans le découpage des
films. Les distinctions entre projeté ou susurré, profond
ou délesté qualifient des intonations susceptibles de se
prolonger en décadrages ou autres constructions à
contretemps. Dans Le Village, une voix hors-champ introduit la
fable, tandis que la succession des plans lui rend sa place initiale de
porte-parole à une table. Le montage asynchrone, son et image,
tout comme l’errance préméditée des
dialogues, façonne les continuités, lisse les
discontinuités, et renforce les circularités.
1. A ce jeu où tout semble lié, dans
une région de Philadelphie où rien n’échappe
à la vigilance de notre virtuose, il pourrait ne manquer que la
météorologie. Ce serait oublier que l’alternance
entre chaud et froid provoque des déplacements d’air et
d’eau capable de nourrir la rivière qu’il faudra
traverser. Il s’agit donc de ne pas rater les
éléments annonciateurs de ce que l’on nomme
surnaturel.
% Parmi les éléments aqueux
sous-jacents ou surgissants ne sonne réellement que le
pourcentage original le plus captivant.
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